"Jiushiba. Jiushijiu. Yibai !" (98. 99. 100 !)

La jeune fille rouvrit les yeux. Pendue par les pieds à la branche d'un arbre probablement aussi vieux que le monastère de Du Hui, elle regardait le monde d'un air dubitatif. Tout de même, le monde avait l'air nettement plus rigolo à l'envers. Imaginez un peu : un ciel aux reflets de jade dont les nuages plus sombres offraient des fruits gorgés de soleil aux premiers venus ; un ruisseau céleste dont le frémissement des eaux étaient un délice pour les oreils. Et puis surtout, tous ces gens qui marchaient les pieds en l'air, emplis de sérieux et de sérénité, dont le visage paraissait subitement s'éclairer à la vue de la gamine.

C'est que c'était un brin de fille, la jeune Shu ! Sept printemps, un mètre vingt d'espiéglerie et une canine en moins, et là voilà prête à répandre la bonne humeur dans les corridors du temple. Son abondante chevelure tombant en mèches éparses devant son visage, elle s'engagea d'un pas décidé sur le chemin de promenade : il était grand temps de retrouver ses camarades disséminés aux quatre coins du jardin. Elle avait toujours été la meilleure à ce jeu-là, et il n'était pas venu le garçon qui allait la priver de son titre de meilleure chasseuse de la capitale ! Jetant des coups d'oeil à gauche et à droite, elle soufflait régulièrement vers son front pour en chasser les cheveux qui gênaient sa vue. Le regard acéré, les yeux légèrement plissés, elle aurait redonné le sourire au plus morose des moines. Soudain elle se figea.

"Je sais que tu es là ! Sors maintenant."

Elle avait prononcé ces mots la tête basse, de sorte à ce que sa crinière masque son visage. Dans un bruissement, un garçon qui avait sensiblement le même âge que Shu sortit d'un buisson à côté d'elle, une moue dépitée étirant ses lèvres.

"Sérieusement, comment tu fais ?"

"Secret de fille !" s'écria la jeune Yan avant de s'éloigner en trottinant.

Ce qu'elle ne lui avait pas avoué, c'est qu'elle n'avait aucune idée d'où il se cachait à l'origine mais, jugeant l'endroit propice à une cachette, elle avait joué le tout pour le tout. Son ton assuré avait fini de convaincre sa proie qu'elle était découverte. Et une victoire de plus qui se profilait à l'horizon !


Mais où diable se cachait-il ? Cela faisait bien cinq minutes que la gamine errait en vain, parcourant en long, en large et en travers le parc du temple - qui lui paraissait désormais bien trop vaste. Machonnant machinalement une mèche tout en déambulant entre les arbres, Shu décida de s'accorder une pause. Si elle ne trouvait pas son dernier camarade sous peu, elle devrait passer son tour après une série de neuf victoires consécutives. Non, ce n'était assurément pas possible, et elle allait venir à bout de ce garnement. Coûte que coûte !

Levant la tête au ciel dans un soupir, elle aperçut alors comme un morceau de tissu dépassant d'entre deux branches. Une moue dubitative plus tard, elle entamait son ascension avec l'agilité d'un panda en pleine digestion. Plus elle s'approchait de son but, et plus elle était persuadée qu'il s'agissait d'un bout de vêtement, un vêtement qu'elle cherchait depuis trop longtemps déjà. Soufflant dans ses mèches pour garder sa cible dans son champ de vision, elle mordillait le bout de sa langue entre ses incisives, comme si cela allait l'aider à rester concentrée. Au dernier moment elle se jeta en avant, et agrippa l'étoffe. Etoffe à l'intérieur de laquelle elle ne trouva personne sinon le vide puisqu'elle bascula par-dessus une branche. Ses cheveux glissèrent devant ses yeux, son corps partit en avant sans qu'elle n'y puisse rien faire et elle tomba tout à coup de son perchoir.

Avant même qu'elle eut pu dire un mot, elle avait effectué trois pirouettes et s'était affalée dans l'herbe molle quelques mètres plus bas. Shu avait atterri sur les genoux, mais l'inertie la fit plonger en arrière, sa tête cognant lourdement sur le sol.

Sonnée, elle rouvrit des yeux pleins de larmes. Mais la lumière n'atteignait pas son regard. Paniquée elle se mit à sangloter violemment et ses reniflements attirèrent l'attention des gens alentours. Quelle ne fut pas sa surprise quand soudain la lumière fut de nouveau ! De ses doigts fins, une déeese avait écarté le rideau de nuit qui n'était autre que sa chevelure. Une déesse qui en réalité se trouvait être sa soeur aînée en viste au monastère. Ravalant ses pleurs, le jeune Yan se redressa d'un bond. Elle essayait de faire bonne figure, tandis que son coeur continuait de battre la chamade et que les sanglots refoulés donnaient l'impression qu'elle était atteinte d'un grand mal intérieur.

"Allons allons, Shu. Il y a eu plus de peur que de mal, n'est-ce pas ?" lui demanda sa soeur en lui caressant délicatement la joue pour en essuyer les traînées humides.

"M... moui." parvint à répondre l'enfant.

"Si seulement tu apprenais à attacher tes cheveux comme toutes les filles de ton âge. Cela t'éviterait bien des déboires."

La jeune Yan baissa la tête, quelque peu honteuse de s'être faite réprimander par sa grande soeur. Elle était la cadette et comme leurs parents n'étaient pas assez fortunés, seule Ai avait bénificié de l'éducation réservée aux jeunes filles. Shu avait été amenée au temple de Shui où elle serait probablement destinée à devenir soeur guérisseuse comme nombre de ses camarades. Si mère était parfois froide - car elle éprouvait du remords à abandonner sa fille au monastère - Ai était tout le contraire avec Shu. Elle l'aimait plus que tout et venait régulièrement la voir pour constater ses progrès et son évolution. Elle porta d'ailleurs la main à son chignon et en détacha la pince ornementée qui maintenait sa chevelure en place. De longues mèches brunes tombèrent en cascade sur sa robe de soie aux mille motifs. D'un geste expert, elle attrapa la crinière rebelle de sa cadette et en fit une élégante queue-de-cheval.

"Pour que tu ne te blesses plus." dit-elle avec un sourire.

Au même instant, un garçon déscendit de l'abre duquel était tombé Shu. Il semblait sincèrement gêné de ce qu'il venait d'arriver et triturait ses doigts en regardant ses pieds.

"On a qu'à dire que t'as quand même gagné... si tu veux."

En une seconde le visage de la gamine fut transformé. Finies les larmes, finis les pleurs et les sanglots. Essuyant son petit nez humide d'un revers de manche - ce qui ne manqua pas d'arracher un soupir à sa soeur - la jeune Yan se remit debout. Un large sourire étirait ses lèvres, un sourire qui depuis ne la quitta plus.